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Une biographie inédite de James Guillaume

Marc Vuilleumier

Introduction à une biographie inachevée de James Guillaume

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« Philosophe, fondateur de la première section de l'Internationale en Ville du Locle et journaliste neuchâtelois. James Guillaume représente tout un pan de l'histoire du mouvement social et ouvrier du XIXème siècle. » Telle est la notice que l'on peut lire en dessous de l'inscription indiquant au passant qu'il se trouve place James-Guillaume au Locle. La municipalité de la ville neuchâteloise, en effet, a décidé en 2010 d'honorer ainsi le nom d'un homme qui y avait commencé ses activités politiques et sociales. Le texte se devait d'être bref et consensuel, d'où quelques approximations : l'action de Guillaume ne se limite pas au XIX^e^ mais englobe aussi les quinze premières années du XX^e^ siècle ; la qualification de philosophe, peu appropriée, semble traduire l'embarras des auteurs pour définir en une courte formule les activités intellectuelles multiples de celui qui fut à la fois un historien, un militant qui développa les principes d'un socialisme fédéraliste et libertaire, et un acteur dans l'établissement de l'instruction primaire et laïque en France, comme on essayera de le montrer.

Pendant longtemps, James Guillaume fut surtout connu par son gros ouvrage en quatre volumes : L'Internationale. Documents et souvenirs, paru de 1905 à 1910, une référence pour tous les historiens de la Première Internationale1. Pourtant, durant sa vie, il a été mêlé à d'autres mouvements, a côtoyé les personnalités les plus diverses et son existence même mérite d'être étudiée pour elle-même, dans toute sa complexité. Du radicalisme suisse post-quarante-huitard, dans sa prime jeunesse, au mouvement ouvrier internationaliste et collectiviste, à partir de 1866 ; de sa rencontre avec Michel Bakounine au début de 1869 à la formation d'une aile fédéraliste et libertaire à l'échelle internationale au sein de l'Association internationale des travailleurs, en 1871-1872, puis son activité au sein de cette mouvance jusqu'en 1878, tout cela apparaît dans les quatre volumes de L'Internationale. Un livre qui, comme son titre l'indique, se veut être à la fois un recueil de documents et un témoignage personnel. Un ouvrage historique de premier plan, qui mérite, comme tel, un examen critique.

Il témoigne de la richesse et de la variété des activités de Guillaume, même si celui-ci évite de se mettre au premier plan et, modeste, aurait plutôt tendance à sous-estimer son rôle. On y voit d'abord le jeune enseignant, tout imbu des idées démocratiques et radicales de 1848, et sa découverte de la question sociale ; son adhésion à la démocratie socialiste du docteur Pierre Coullery, contre lequel il se rebellera, ce qui l'amènera à le traiter avec quelque injustice dans son livre. Puis c'est Bakounine qui surgit et qui lui apporte une théorie qui répond exactement aux questions qu'il se posait à la suite de ses propres expériences. Tout cela est bien relaté dans L'Internationale. Mais il faut y revenir pour remettre certaines choses au point. D'abord parce que Guillaume a tendance à sous-estimer son action et son originalité ; ensuite parce qu'il a voulu dissimuler certaines choses, concernant principalement l'action souterraine de Bakounine et de ses associations secrètes. Il est donc nécessaire de soumettre son récit à un examen critique, en recourant à d'autres documents ainsi qu'aux nombreux travaux historiques qui ont paru depuis.

À partir de 1870-1871, l'horizon de James Guillaume s'élargit et il accède incontestablement au petit groupe des dirigeants internationaux de ce premier mouvement ouvrier, à l'époque de son déclin. Son rôle ne se borne plus à la Suisse ; il intervient dans les questions générales et théoriques débattues lors des congrès tenus par l'Internationale fédéraliste et libertaire. En 1872, c'est lui qui, indépendamment de Bakounine et parfois contre lui, a été l'artisan de la tactique qui réussit à rassembler tous les adversaires du Conseil général de Londres.

L'existence et l'activité de Guillaume ne s'arrêtent pas à 1878, date de son départ pour Paris qui marque la fin de son ouvrage. Moins connu est le reste de sa vie, alors qu'il est fixé dans la capitale française. On pourrait schématiquement diviser cette période de trente-sept ans en deux : une première où, absorbé par les soucis familiaux et les travaux alimentaires, il vit à l'écart des organisations socialistes et de la vie politique, ce qui ne l'empêche pas de participer aux efforts des radicaux pour, en reprenant les traditions de la Révolution et de la Première République, établir une véritable instruction primaire publique et laïque ; il le fait en participant à l'élaboration intellectuelle de ce qui constituera le fondement théorique des nouvelles institutions scolaires. Ce sera essentiellement son travail au Dictionnaire de pédagogie puis au Nouveau Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, dont il fut la cheville ouvrière. Ce qui pour lui était peut-être, au tout début, un simple travail alimentaire ne tardera pas à devenir véritablement l'œuvre de sa vie, à laquelle il apportera sa passion de la recherche et un esprit d'initiative jamais à court. Suit une seconde période où, après des deuils familiaux, une longue maladie et une grave crise existentielle, il retrouve progressivement, à partir de 1902, un certain goût de vivre et d'agir et discerne, dans le jeune syndicalisme révolutionnaire français de la Confédération générale du travail (CGT), un mouvement qui, sans en être conscient, reprend la voie de cette Internationale qui avait constitué l'essentiel de sa vie entre 1866 et 1878. C'est donc avec le désir de transmettre aux nouvelles générations militantes l'expérience de la Première Internationale qu'il se lance alors dans l'écriture de ses quatre volumes. Avant même leur achèvement, il commença à participer au mouvement syndicaliste révolutionnaire tant par la parole, les conférences et causeries, que par la presse.

Toutefois il faut se garder de tout schématisme. En fait, il existe un lien entre toutes ces périodes, c'est l'activité intellectuelle et scientifique de Guillaume. Parmi ses besognes alimentaires comportant des travaux de recherches et de rédaction, il y en avait certaines qui n'impliquaient pas un engagement et un véritable investissement personnel, même s'il les accomplissait très consciencieusement, comme tout ce qu'il faisait ; c'était par exemple le cas de sa collaboration au Dictionnaire géographique et aux guides de voyage Joanne ou aux publications du Club alpin français. Mais il y en avait d'autres qui correspondaient au goût qu'il avait pour l'histoire, depuis le temps de ses brèves études. C'était le cas des travaux dont l'avait chargé Ferdinand Buisson, qu'il avait connu à Neuchâtel et qui, avant même son déménagement de 1878 à Paris, l'avait engagé pour des recherche concernant l'histoire de la pédagogie pour son Dictionnaire de pédagogie, dont Guillaume deviendra le principal collaborateur. C'était l'époque où la Troisième République élaborait son système d'enseignement primaire ; il fallait en quelque sorte lui donner un fondement théorique en l'ancrant dans l'histoire et dans le mouvement pédagogique international. C'est par ce biais que James Guillaume renoua avec l'histoire, qui, depuis ses années d'université, avait toujours été sa passion, et se lança dans de véritables recherches historiques. Elles l'amenèrent à collaborer activement à la Société d'histoire de la Révolution française. D'autre part, ces travaux pour établir les fondements de l'école républicaine avaient un caractère éminemment progressiste qui ne laissait pas indifférent l'ancien militant de la Fédération jurassienne de l'Association internationale des travailleurs. Non qu'il partageât les généreuses illusions de Ferdinand Buisson et de ses amis radicaux, persuadés de pouvoir régénérer la société par les progrès de l'enseignement ; pour le collectiviste qu'il demeurait, la véritable émancipation des travailleurs ne pouvait s'accomplir sans révolution sociale. La réforme de l'instruction publique, la participation des instituteurs aux luttes populaires pouvaient certes faciliter une prise de conscience des masses, mais la révolution sociale demeurait indispensable pour leur véritable émancipation.

Comme on l'a dit, l'écriture de L'Internationale avait été pour son auteur un acte militant, visant à transmettre aux nouvelles générations l'expérience de l'Association internationale des travailleurs, car il voyait, dans le syndicalisme révolutionnaire, l'héritier inconscient de cette première organisation. Dès lors, James Guillaume va prendre une part de plus en plus active à ce mouvement syndical. Intellectuel indépendant, il ne peut s'affilier à aucun syndicat et ne s'intégrera donc à aucune organisation, mais exercera par la presse, par ses contacts avec les dirigeants syndicalistes dont il avait peu à peu fait la connaissance, une certaine influence, trop souvent ignorée des historiens. Il cherchera à mettre en évidence les convergences entre certaines tendances et fractions du syndicalisme des autres pays avec le syndicalisme révolutionnaire français. En les mettant en relations, grâce à ses connaissances linguistiques et en recourant parfois à d'anciens compagnons du temps de l'Internationale, il a tenté de créer un réseau entre ces différents groupes, premier pas dans la voie d'un véritable mouvement international. Par ses efforts, il réussira à donner, à un mouvement essentiellement français, un prolongement international. C'est ce qui l'amènera d'ailleurs à reprendre contact avec le mouvement ouvrier de la Suisse, son pays d'origine.

Ces efforts furent interrompus par le déclenchement de la Première Guerre mondiale, qui suscita chez Guillaume une véritable explosion de nationalisme français. Une réaction dont on peut déjà discerner les prémices au cours des années précédentes et qui est semblable à celles de beaucoup d'autres. Cette dernière période ne dura guère : gravement malade, James Guillaume rentra en Suisse, où il mourut en 1916.

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Mes premières recherches sur James Guillaume remontent au début des années 1960. Le jeune historien que j'étais alors s'était rendu à l'Institut international d'histoire sociale, à Amsterdam, et y avait dépouillé ses lettres de jeunesse, acquises en Suisse par l'Institut avant la Deuxième Guerre mondiale2. À mon retour, j'avais trouvé, aux Archives d'État de Neuchâtel, le fonds à son nom, renfermant une grande partie de ses papiers3. Jean Maitron, le maître d'œuvre du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, ayant consacré un numéro du Mouvement social aux archives ouvrières, j'y fis paraître un article consacré à celles de Guillaume4.

Depuis, j'ai eu plusieurs fois l'occasion de revenir sur James Guillaume, soit par des articles de vulgarisation, soit par des contributions à des colloques d'histoire, en particulier sur le rôle de l'ancien internationaliste au sein du syndicalisme révolutionnaire5. Un jeune éditeur de Genève, François Grounauer, chez qui j'avais déjà dirigé deux recueils relatifs à l'histoire du mouvement ouvrier6, me proposa de faire un reprint « du Guillaume ». J'acceptai, en proposant de le munir d'une introduction, d'une bibliographie et d'un index, lequel serait très utile, malgré les tables des matières déjà très détaillées de chacun des tomes. En 1980 sortait le premier volume, comprenant mon introduction et les tomes 1 et 2 de L'Internationale, qui eut une bonne diffusion7. Mais la faillite du distributeur pour la France -- une mésaventure que connurent alors beaucoup d'éditeurs suisses romands -- mit Grounauer au bord du dépôt de bilan, ce qui l'amena à cesser ses activités. La suite de la publication (les tomes 3 et 4, avec la bibliographie et l'index) était donc des plus aléatoires lorsqu'en 1983 je reçus une lettre de Gérard Lebovici des Éditions Champ libre à Paris me faisant part de son intérêt pour l'ouvrage et de son étonnement de ne pas en voir paraître la fin. Il s'offrait, en cas de difficultés de Grounauer, à reprendre le projet à son compte, ce qui fut fait. Il me proposa en outre d'écrire une biographie complète de James Guillaume, me faisant aussitôt signer un contrat. Son assassinat, le 5 mars 1984, retarda la sortie des deux volumes. Son épouse, Floriana Lebovici, que je vis trois mois plus tard à Genève, continua l'entreprise de son mari et le premier volume, paru chez Grounauer, repris sous une couverture de Champ libre, devenu Éditions Gérard Lebovici, sortit en janvier 1985 ; le second (tomes 3 et 4 de l'édition originale avec en plus la bibliographie et l'index), en novembre de la même année8. Floriana Lebovici allait malheureusement décéder d'un cancer en 1990. La maison, passée en mains de son jeune fils, Nicolas, a été mise en liquidation après divers aléas, mais les Éditions Ivrea qui lui ont succédé vendent toujours L'Internationale.

À la suite de diverses circonstances, la biographie de James Guillaume que j'avais envisagée et à laquelle m'avait encouragé Lebovici est demeurée en chantier durant une trentaine d'années, ce qui lui a permis de bénéficier de ce qui a été publié durant ce temps et, surtout, dans sa dernière étape, de la mise en ligne d'une grande partie des documents de l'Institut international d'histoire sociale d'Amsterdam.

Sans éditeur après la disparition de Gérard Lebovici et de son épouse, absorbé par d'autres travaux, je laissai donc de côté la rédaction de cette biographie de James Guillaume, ajoutant à mes dossiers, de temps à autres, quelques notes, au gré de mes lectures, écrivant aussi quelques pages durant des vacances estivales. Si Guillaume était, semble-t-il, retombé dans l'oubli, il en ressortit toutefois, ces vingt-cinq ou trente dernières années, dans des études consacrées à l'instauration de l'enseignement laïque au début de la Troisième République et à ses promoteurs, dont surtout Ferdinand Buisson. À l'origine de ce nouvel intérêt, une étude sur le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, mettant particulièrement en évidence le rôle qu'y avait joué James Guillaume, parue en 1984, sous la plume de Pierre Nora ; elle figure dans le premier volume de ses Lieux de mémoire, consacré à La République9.

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Le retard mis à l'achèvement de cette biographie n'a pas eu que des inconvénients. Outre le fait d'avoir pu bénéficier de travaux publiés au cours de ces dernières décennies, tous ceux qui avaient pu connaître James Guillaume, ou qui, sans l'avoir personnellement connu, se sentaient proches de lui, ont à leur tour disparu. Or, quand j'avais consulté les papiers conservés à Berne, j'avais pu constater combien, tant chez Suzanne Martin-Guillaume que chez Claude-Antoinette Bommeli-Hainard, celle-ci née quelques mois avant la mort de Guillaume, la personne de « l'oncle James » était demeurée vivante, même si elles n'avaient pu le connaître personnellement. Rétrospectivement, je regrette d'ailleurs de ne pas les avoir plus systématiquement interrogées sur l'image qu'elles s'en faisaient. Mais cet attachement au personnage que j'étudiais pouvait aussi comporter des inconvénients. On m'avait certes donné pleine liberté pour consulter tous les documents que je pourrais trouver, mais j'étais en quelque sorte moralement lié par cette confiance. Comment parler de certaines choses en évitant de blesser l'attachement que celles qui m'ouvraient ainsi leurs archives familiales éprouvaient pour leur parent ? Y serais-je toujours parvenu ?

Qu'on me comprenne bien, je n'avais pas, pour reprendre une image courante, découvert des cadavres en ouvrant les placards ; mais, entre les membres de la grande famille des Guillaume, il y avait eu des conflits ; conflits d'intérêts, oppositions entre des personnalités affirmées, incompréhensions. On pouvait en faire abstraction, dans une large mesure, si on s'en tenait, comme je l'avais fait dans mes premières études, à l'aspect politique et intellectuel de l'activité de James Guillaume. Mais je me suis assez vite aperçu qu'il ne fallait pas me borner à cela. En effet, Guillaume était un homme d'écriture. Malgré les destructions qu'il avait opérées dans ses archives et ce qui s'est perdu par la suite, on dispose encore, avec celles-ci, d'une vaste documentation sur la vie quotidienne et les relations au sein d'une famille, et cela durant près d'une soixantaine d'années et à une époque de transformations profondes de la société et de la vie quotidienne. Car la seconde moitié du XIX^e^ siècle et le début du XX^e^ comportent de nombreux bouleversements qui affectent l'existence des gens.

Aujourd'hui tout cela est devenu pour nous très lointain. Pourquoi donc ne pas profiter de cette masse de documents pour tenter de dresser un tableau de l'existence quotidienne de Guillaume et des siens ? Du collégien de Neuchâtel et de ses premiers émois amoureux au jeune étudiant de Zurich, qui s'achète un encrier de poche pour prendre des notes à ses cours (1862), nous avons là tous les éléments de véritables « archives de la vie quotidienne », comme on s'efforce aujourd'hui d'en constituer. Et le récit de ce voyage en Suède, en 1880, qui verra l'ancien militant qui, deux ans auparavant, animait encore la Fédération jurassienne, être présenté au roi, lui serrer la main et converser quelques instants avec lui, ne mérite-t-il pas d'être sauvé de l'oubli ? Il en va de même de bien d'autres éléments quelque peu anecdotiques ; par exemple, en 1883, lors d'un voyage à Londres, son admiration devant l'illumination d'un site grâce à la nouvelle Fée électricité et aux « poires Edison ».

Nous disposons, grâce à cette masse de documents, d'un véritable corpus nous permettant de peindre concrètement ce qu'était une existence et une vie de famille bourgeoise à la fin du XIX^e^ siècle et au début du XX^e^. Les rapports sociaux étaient bien différents de ce qu'ils sont devenus depuis. Le souci du qu'en dira-t-on, la crainte de contrevenir aux règles de la bienséance, le respect des conventions sociales, tout cela apparaît dans ces documents et peut avoir aujourd'hui quelque chose de surprenant, voire même de choquant. Ainsi des rapports avec la domesticité. Que toute la famille parte en vacances avec sa bonne semble naturel ; mais qu'on installe celle-ci dans un wagon de troisième classe alors que ses patrons occupent un compartiment de deuxième heurte notre sensibilité. Surtout quand la chose est envisagée par un socialiste libertaire comme James Guillaume. L'éducation des enfants, les soucis relatifs à leur santé, les difficultés du ménage, le partage des tâches entre l'homme et la femme, les rapports entre les époux, l'organisation des vacances, tout cela et une multitude d'autres éléments apparaissent à la lecture de toutes les correspondances qui nous sont parvenues, même si elles sont extraordinairement dispersées et présentent souvent d'importantes et regrettables lacunes. Il serait vraiment dommage de ne pas tirer parti de cette vaste documentation pour essayer de dépeindre les conditions d'existence de cette époque.

Autre domaine sur lequel ces papiers nous fournissent des informations originales : celui des maladies et de la santé. Contrairement à ce que ses nombreuses activités et son travail opiniâtre pourraient laisser croire, Guillaume ne jouissait pas d'une très bonne santé. Outre les grippes, rhumatismes et autres affections passagères courantes, il a traversé une grave crise morale et psychique, en 1897-1898, suite à la maladie et à la mort de sa fille cadette. Plusieurs mois durant, il a été soigné à l'hôpital psychiatrique de la Waldau, près de Berne. Cela nous vaut des séries de lettres, souvent poignantes, où il s'efforce d'analyser sa situation, allant même, en une véritable crise morale, à remettre en cause ses convictions antérieures. Dans l'écriture, dans ses nombreuses lettres à ses proches, il cherche à échapper à une existence devenue misérable, qu'il croit d'ailleurs devoir s'achever à court terme. En outre, cette correspondance fournit nombre d'informations sur la vie interne de la Waldau, dues à un de ses patients particulièrement lucide. Les témoignages de ce genre ne sont pas si fréquents, aussi serait-il regrettable de passer celui-ci sous silence. D'autre part, l'ensemble des documents Guillaume relatifs à cette crise de 1897-1898 sont à mettre en relation avec les idées sur la maladie et les représentations qu'on s'en faisait à l'époque. À côté de la croyance générale au progrès, la société d'alors nourrit une crainte sourde, une véritable hantise : celle de certaines maladies dont la transmission, parfois héréditaire, pourrait aboutir à une dégénérescence de la race humaine. On en trouvera des échos dans ses lettres.

En 1915, après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, James Guillaume connaît une nouvelle crise morale et psychique, qui se soldera par sa mort, en 1916, à l'asile psychiatrique de Préfargier, non loin de Neuchâtel. Si, dès le début, il se sait perdu, il lutte néanmoins de toutes ses forces contre la perte de sa mémoire, se livrant à de véritables exercices pour retrouver et conserver les bribes d'un passé qui lui échappe. Tout cela se fait par écrit et remplit une vingtaine de cahiers qui nous sont parvenus et où il a consigné la copie des lettres qu'il envoyait ainsi que les souvenirs qui lui revenaient à l'esprit10. Une source précieuse, même s'il faut l'utiliser avec précaution. Comme cela se produit fréquemment chez les personnes qui perdent la mémoire, les faits les plus récents en disparaissent presque instantanément, alors que des événements très anciens y surnagent avec une exactitude et une clarté surprenantes. C'est ainsi que le septuagénaire qui, dans sa jeunesse, avait été un abondant et prolixe versificateur est capable, à l'occasion du souvenir d'un événement, de se rappeler et de transcrire quelques-uns des vers qu'il avait composés à cette occasion une bonne cinquantaine d'années auparavant. Et la comparaison que l'on peut faire avec les recueils manuscrits de sa jeunesse qui nous sont parvenus -- et qu'il n'avait pas sous les yeux, à Préfargier -- est proprement stupéfiante : il y a bien sûr des lacunes dans sa mémoire, mais le reste est d'une extraordinaire exactitude ; si l'on peut relever quelques petites variations, elles sont dues à des « améliorations » involontaires apportées par le vieillard à ses vers juvéniles ! Ajoutons que notre infatigable versificateur n'est pas un vrai poète et ne se fait pas d'illusions sur ce point. Aussi ce ne sont pas tant ces morceaux, complets ou fragmentaires, qui nous intéressent que leur réminiscence et les précisions données sur les circonstances et l'état d'esprit qui avaient présidé à leur élaboration. Tous ces cahiers et feuillets épars nous offrent ainsi une mine de renseignements les plus divers allant de l'anecdote familière aux évènements les plus importants, en même temps qu'ils nous apportent des précisions sur beaucoup des personnages qui furent en relation avec Guillaume et les siens.

On dispose donc, avec des lacunes, d'un ensemble de documents sur l'existence personnelle et familiale de James Guillaume. C'est la raison qui m'a décidé, au contraire de ce que j'avais fait dans quelques études antérieures, à ne pas séparer sa vie politique, intellectuelle et scientifique de son existence privée, jugeant que celle-ci présente suffisamment d'aspects pouvant intéresser le lecteur du XXI^e^ siècle. À lui d'en juger. D'autre part, il apparaît, à la lecture des documents, que, comme on pouvait s'en douter, l'activité scientifique et politique de Guillaume est intrinsèquement liée à son existence personnelle et familiale. Les deux, d'ailleurs, ne se concilient pas sans difficultés. Il y a même des situations où il y a contradiction entre les idées défendues par le libertaire James et les agissements du chef de famille Guillaume. Un peu comme chez Proudhon, qu'il considérait d'ailleurs comme un de ses maîtres à penser et chez qui coexistaient une conception égalitaire et révolutionnaire de la société et des idées hiérarchiques et traditionalistes sur la famille. Ce sont des cas qui méritent d'être relevés, non dans une intention polémique, comme auraient pu le faire, de son vivant, les adversaires de James Guillaume -- et ils l'ont fait en quelques occasions -- mais pour tenter de cerner et de pénétrer de plus près une existence humaine, dans toute sa complexité et ses contradictions.

Tapuscrit original Marc Vuilleumier, « Introduction », CT MVU-D-008

Suggestion de citation

Vuilleumier Marc, « Introduction à une biographie inachevée de James Guillaume », archives-vuilleumier.ch, 30.06.2024, doi.org/XXX


  1. James Guillaume, L'Internationale. Documents et souvenirs, 4 vol., Paris, Société nouvelle de librairie et d'édition (t. 1 1905, t. 2 1907), P.-V. Stock (t. 3 1909, t. 4 1910), 1905-1910. 

  2. International Institute of Social History (IISH), Amsterdam, James Guillaume Papers 

  3. Archives de l'État de Neuchâtel (AEN), fonds James Guillaume (fonds JG). 

  4. Marc Vuilleumier, « Les archives de James Guillaume », Le Mouvement social 48, juillet-septembre 1964, p. 95-108. 

  5. Id., « Le syndicalisme révolutionnaire en Suisse romande », Ricerche storiche, N^o^ 1 (n. s.), 1975, Firenze, p. 43-73. 

  6. Groupe de travail pour l'histoire du mouvement ouvrier Zurich, le Mouvement ouvrier suisse. Documents, Genève : Éditions Adversaires, 1975 (traduit de l'allemand) ; Marc Vuilleumier et al., La Grève générale de 1918 en Suisse, Genève, Éditions Grounauer, 1977. 

  7. James Guillaume, L'Internationale. Documents et souvenirs. Présentation de Marc Vuilleumier. Premier volume : 1864-1872, Genève, Éditions Grounauer, 1980. 

  8. James Guillaume, L'Internationale. Documents et souvenirs. Présentation de Marc Vuilleumier. Premier volume : 1864-1872. Second volume : 1872-1878, index, bibliographie. Paris, Éditions Gérard Lebovici, 1985. 

  9. Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t. 1, Paris, Gallimard Quarto, 1997, p. 327-347. 

  10. AEN, fonds GEG I/7, les 21 cahiers Copie de lettres, ont été numérotés par James Guillaume lui-même et munis par lui d'une pagination continue, de la page 1 du cahier I à la page 669 du XXI^e^ cahier, ce qui facilite les références ; voir aussi fonds GEG I/8. En se fondant sur sa mémoire, il avait aussi rempli trois cahiers de poésies à l'intention de Fritz Brupbacher; ils figurent dans les papiers de celui-ci (IISH, Fritz Brupbacher Papers 247). Guillaume en avait conservé une copie (AEN, fonds GEG I/8).